CHAPITRE V

Extraits du rapport de Bocar Delga :

 

« … Et je ne m’attarderai pas davantage à décrire les nombreuses salles désertes que j’ai traversées. Je m’y emploierai dans un autre rapport qui pourra être mis à la disposition de tous ceux qui voudront le lire.

J’en viens maintenant – avec un sentiment de honte dont je ne puis me défendre – à la partie plus strictement personnelle de ce récit.

En sortant de la pièce où un robot m’avait fait boire et manger des aliments qui me parurent synthétiques, je pris un long couloir. Comme j’entrais dans une vaste salle, une salle de spectacle, je fus saisi aux bras par deux personnages, les premiers que je voyais, qui m’immobilisèrent et me firent, sans un mot, asseoir dans un fauteuil, où ils me maintinrent, d’une pression qui n’était pas brutale.

Ils étaient grands et forts et portaient des vêtements clairs et flottants. Nous étions sur une sorte de galerie surplombant la salle déserte, aux murs lumineux parfaitement nus.

Soudain, parut une troupe d’humanoïdes, une cinquantaine, uniquement des hommes, vêtus de maillots noirs collants, tous très beaux, qui s’immobilisèrent après s’être disposés selon des figures géométriques. Ils restèrent un moment sans bouger, dans des poses roides. Puis ils se mirent à danser.

Je compris que si on m’avait fait m’asseoir, c’était pour que je contemple ce spectacle. En fait, il ne tarda pas à me fasciner, au point que je ne me posai même pas de questions sur la présence de ces créatures, alors que la planète et le palais m’avaient paru jusque-là déserts et morts.

Aucune musique n’accompagnait les mouvements des danseurs. Mais de ces mouvements mêmes se dégageait une harmonie plus puissante que celle qu’aurait pu produire le plus brillant des orchestres. J’en étais pénétré jusqu’à la moelle. Cette danse complexe avait je ne sais quoi d’aérien et d’acrobatique, et je ne fus pas surpris quand je vis que ceux qui s’y livraient brusquement échappèrent à la pesanteur et évoluèrent dans tous les plans de l’espace, jusqu’au niveau de la galerie où je me trouvais. Ils avaient des visages graves, mais marqués par un léger sourire extatique.

Une heure peut-être s’écoula ainsi, et l’extraordinaire ballet disparut. Les deux personnages qui étaient restés auprès de moi – et chacun d’eux avait gardé une main sur mon épaule – me ramenèrent dans le couloir. Leurs lèvres remuèrent. Je n’entendis aucun son. Mais je compris qu’ils me disaient :

— Va où l’amour t’appelle… Va dans le parc…

Ils me poussèrent. L’instant d’après, j’étais emporté par un tapis roulant. Je me retrouvai parmi des arbres, dans un endroit plus obscur que tous ceux que j’avais traversés jusque-là. Je m’enfonçai dans une allée…

 

*

* *

 

… Cette espèce d’astronome me montra au loin une maison lumineuse isolée sur un tertre et me fit signe de la regarder dans sa lunette. Je regardai, et vis sur les marches d’un escalier une femme superbe dont les traits me rappelèrent ceux de la statue dans la salle au robot. L’astronome prononça un seul mot :

— Luhora…

Je compris que c’était le nom de cette femme. Et j’appris par l’astronome au long visage – sans m’en étonner – que cette femme attendait Ang à qui le liaient de secrètes attaches, des liens d’amour.

Il me montra ensuite, sur la gauche de la maison lumineuse, la partie la plus sombre du parc, et il me poussa dans cette direction. Il me disait :

— Va où l’amour t’appelle…

L’amour ne m’appelait nulle part sur cette planète. J’avais sur la Terre une fiancée que j’aimais tendrement et que je dois épouser à notre retour.

Je jure sur mon honneur que je n’avais jamais éprouvé pour Irna Sudmo un sentiment coupable. De même qu’Ang Bertil était pour moi le plus cher de mes amis, elle m’était, sans plus, une camarade très chère. Je savais depuis la veille qu’ils s’étaient fiances. Je les avais même poussés à se déclarer, pour donner sa conclusion logique à une idylle qui n’était que trop visible. Nous avions fêté tous trois cet heureux événement tandis que l’astronef approchait de la planète.

Mais tandis que je courais à travers ce parc mystérieux vers l’endroit que l’astronome m’avait indiqué, je me pris à penser à Irna avec une incroyable intensité, au point de me convaincre que c’était elle l’objet de mon amour, que c’était elle ma fiancée. Je ne tenterai même pas d’analyser ce qui se passa en moi. Quand je la vis, elle marchait lentement, en respirant une fleur, dans une allée obscure.

Je bondis silencieusement jusqu’à elle, la pris par la taille et marchai à son côté. Elle me dit de ne pas parler, que cet instant était trop délicieux pour qu’on le troublât par des paroles. Elle se serrait contre moi, et je goûtai pleinement cette minute qui me parut non seulement merveilleuse, mais naturelle, comme si je venais simplement de retrouver ma fiancée.

Mais elle nomma Ang. Je lui dis que je n’étais pas Ang, mais Boar. Elle se débattit. Je lui criai que je l’aimais, que Bertil se moquait d’elle, que nous étions l’un à l’autre. Elle se débattit plus fort, m’échappa, s’enfuit.

Ensuite, tout se brouilla. Je dus perdre conscience.

C’est tout.

Ne fût-ce qu’un rêve ?

— Je ne crois pas. Pour toutes sortes de raisons. »